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Jean Louis LAVILLE – Historique et évolution de l’économie solidaire

Dans cette vidéo, Jean Louis LAVILLE revient sur les fondements tant historiques que philosophiques de l’économie solidaire. A travers une première revue des mouvements politiques qui ont contribuer tantôt à l’émergence et la structuration du mouvement associationniste, tantôt à sa décrédibilisation, il cherche à définir les différentes acceptions de la solidarité. Dans un deuxième temps, il revient sur les liens entre mouvements sociaux et initiatives d’économie solidaire au cour du XX°s, afin de montrer les grands enjeux qui la traversent et les potentiels scénario sur l’avenir de son évolution.

 

  1. Le long XIXème siècle : émergence, apogée et décadence de l’associationnisme solidaire

Le « Long XIXème siècle » est une typologie chronologique établie par l’historien britannique Eric HOBSBAWM (1917-2012) dans laquelle il met en avant 3 périodes de temps qui à l’échelle européenne permettent de rendre compte des évolutions politico-économiques de ce début de l’époque moderne.

  • 1789-1848 : L’Âge des Révolutions
  • 1848-1875 : L’Âge du Capitalisme
  • 1875-1914 : L’Âge des Empires

Jean Louis Laville fait correspondre ce découpage avec l’évolution de l’économie solidaire. Le « 1er XIXème siécle  » voit donc apparaître une solidarité moderne définir par Pierre LEROUX en 1840 comme « ce qui succède à la charité en démocratie » et que l’on peut désigner comme toute action collective mise en œuvre par des citoyens libres et égaux, engagés ensemble pour défendre un bien commun, conjointement défini. Matérialisées entre autre par l’organisation de secours mutuel, de nouvelles formes d’organisation de la production ou des mouvements collectifs de protestation, ces pratiques dites «  associationnistes  » témoignent d’une volonté populaire de préserver voire développer les acquis de la Révolution. Elles viennent ainsi concrétiser des principes égalitaristes tels que la lutte contre les inégalités et la recherche d’une horizontalité des rapports sociaux.

Le « second XIXème siècle » va prendre le contre-pieds de ce mouvement. L’Âge du Capitalisme voit émerger une idéologie progressiste estimant que la résolution des questions sociales viendra non plus d’un surcroît de démocratie mais du décollage économique et industriel qui permettrait un apport de richesse tant pour l’État nation que sa population. Des auteurs tels que Ricardo, Malthus ou encore Bastiat estiment que la bienveillance et la compassion permettent de soulager la pauvreté. Laissée ainsi à l’appréciation subjective et empathique, cette vision de la solidarité conduit à une entreprise de moralisation de la pauvreté : certains méritent plus que d’autres de recevoir une aide. Ce nouveau paradigme tente alors de rompre avec les principes égalitaristes énoncés plus hauts à travers la mise en œuvre d’une répression ainsi qu’une délégitimation symbolique à l’égard des mouvements associationnistes.

Chez les libéraux, cela se traduit par l’affirmation que « la véritable association de notre temps c’est la société de capitaux » (Charles Coquelin), laissant toute forme de solidarité incomber à l’économie marchande. Chez les socialistes également, on va trouver des formes de rejet de l’associationnisme qui va être perçu comme un utopisme immature. On lui préférera alors un socialisme scientifique, mettant ainsi en place un système hiérarchique fondé sur l’élitisme intellectuel. Au référentiel égalitariste de la solidarité démocratique, s’oppose ainsi le référentiel paternaliste d’une solidarité philanthropique, fortement ancrée dans des divisions statutaires.

On observe néanmoins une résurgence de la solidarité démocratique avec la mise en œuvre de l’État Social à la fin du XIXème siècle et tout le long du XXème. Cependant le système de solidarité qu’il développe ne repose pas sur des liens horizontaux et réciprocitaires mais sur un système de redistribution des richesses par l’État lui-même. On considère ainsi une certaine complémentarité entre économie marchande et l’État social, soutenue par l’idée que la responsabilité du social n’incombe qu’à l’État et en aucun cas à la sphère marchande. Ce courant de penser va être appelé Social Démocratie : il s’agit d’un système où l’on prélève à l’économie capitaliste les ressources que l’on estime nécessaire pour financer les politiques sociales. On a le sentiment qu’on peut répartir les richesses pour arriver à une complémentarité et un équilibre entre économique et social.

  1. Crise de l’État social et résurgence d’une Économie Sociale et Solidaire

Malgré la mise en œuvre d’un système redistributif, l’État social n’est pas à l’épreuve des crises et des fluctuations de l’économie marchande qui jalonnent le XXème siècle. Les années 70 voient l’apparition des Nouveaux Mouvements Sociaux (NMS) qui, dans leur sillage, vont permettre la résurgence des mouvements associationnistes en permettant la reconnaissance de l’économie solidaire. Ces mouvements cherchent à montrer que la conflictualité sociale n’est pas réductible à la lutte entre Travail et Capital mais que son analyse doit prendre en compte d’autres facteurs comme par exemple la question écologique (comment concilier une expansion économique sans fin et une planète finie ?) ou la question féministe qui interroge les restes de paternalisme dans l’État social, notamment par sa tendance à considérer ses usagers comme des assujettis. Commencent à émerger des réflexions visant à favoriser la participation des usagers aux services dont ils bénéficient.

Dans les années 80, si le militantisme revendicatif des NMS tend à s’effriter avec le temps, cela ne signifie pas forcément la fin de l’engagement public. On voit ainsi une persistance des questionnements soulevés dès les années 70 dans des innovations sociales mises en œuvre au sein même de la société civile, et qui finiront à l’échelle mondiale par se reconnaître sous le terme d’économie solidaire.

Informelles et donc majoritairement invisibilisées, ces initiatives ont tout de même le mérite de questionner le rapport qu’entretient l’économie sociale (matérialisée à travers les formes institutionnelles que sont l’association, la coopérative, la mutuelle) avec certains enjeux :

  • La nature de la production → l’économie solidaire cherche à questionner non plus seulement comment on produit mais aussi la nature de ce qui est produit.
  • La dimension publique de ces organisations → l’économie solidaire refuse de considérer les organisations comme de simples entreprises, dans le sens où leur but n’est pas uniquement productif, mais qu’elles ont vocation à créer du débat public. En ne s’enfermant plus dans un cadre privé, l’économie solidaire se reconnaît une dimension d’espace public au sens de Habermas, car elle permet des formes de participation de délibération collective.
  • La pluralité des échanges économiques → l’économie solidaire tend à rompre avec l’idée que la seule sphère économique est la sphère marchande. Par une approche anthropologique de l’étude des économies à travers les âges, on constate le principe de marché ne peut englober l’ensemble des échanges qui existent dans les sociétés humaines. A titre d’exemple, les échanges réciprocitaires font appel à des liens sociaux plus que marchands. « Dans la réciprocité le lien précède le bien » explique Marcel Mauss. Les sociétés évoluent donc dans des échanges économiques pluriels, que l’économie solidaire entend bien hybrider pour sortir du seul financement capitalistique des échanges.

Dans la mesure où l’économie solidaire moderne évolue dans un contexte de montée du chômage et de l’exclusion, il est commun de penser qu’elle se structure comme une réponse à ces problématiques. Toutefois, si les initiatives qui la composent vont se saisir de ces questions, elles ne constituent pas son unique préoccupation. Elles vont plutôt se retrouver tirailler entre une volonté de transformation sociétale et la nécessité de réparation sociale provoquée par l’urgence des situations d’exclusion induites par un capitalisme déstructurant les conditions de vie et de travail. L’hétérogénéité du paysage de l’économie solidaire laisse ainsi entrevoir plusieurs perspectives quant à son évolution. En Europe 3 scénario se précisent :

  • L’économie solidaire, une économie de gestion de la pauvreté : avec une portée limitée à l’insertion, elle est considérée comme un pansement du capitalisme. Elle se concrétise dans des courant type Social Business considérant qu’il est possible de « moraliser » le capitalisme en introduisant un but social l’entreprise. Ce modèle est très largement diffusé par les média, bien que minoritaire dans les faits.
  • L’économie solidaire comme un ensemble d’entreprise à caractère social : dans ce scénario le modèle coopératif apparaît comme le centre de gravité de l’économie solidaire car il permet de souligner une perspective entrepreneuriale, mais qui ne correspond pas nécessairement à la réalité de terrain car cela ne prend pas un compte des modes d’organisation non marchand.
  • L’économie solidaire, un ensemble économique pluriel et démocratique : perçue non plus comme un secteur de l’économie, mais comme un mouvement d’alliance de forces économiques diverses, l’économie solidaire a dans cette perspective vocation à ‘améliorer par des approches plurielle visant la rupture avec la coupure entre économie et social.

Pour aller plus loin :

Eric HOBSBAWN – Trilogie Le Long dix-neuvième siècle

Marcel MAUSS – Essaie sur le don

Karl POLANYI – La Grande Transformation

Jurgen HABERMAS – L’Espace Public

Jean Louis LAVILLE – L’économie sociale et solidaire : pratiques, théories, débats

Cet article est repris de : http://www.ardes.org/jean-louis-lav...