L’économie solidaire est une démarche de développement durable construite à partir des pratiques de terrain
Face aux mutations des sociétés, les initiatives locales se développent partout
Au moment où les mutations que nous vivons imposent à nos sociétés la recherche d’un dépassement des limites rencontrées par les secteurs privé et public, de nombreuses expériences pour faire de l’économie autrement se développent dans tous les pays.
L’originalité de l’économie solidaire est d’apporter des réponses précises et concrètes aux difficultés de liaison entre des actions locales et la possibilité d’une large démocratisation de l’économie. L’économie solidaire s’est en effet progressivement définie à partir de pratiques qui ont émergé au sein d’actions individuelles et collectives puis se sont confrontées à la réalité du terrain.
Ce sont à la fois :
- des habitants, usagers ou professionnels prenant en charge la conception des services qu’ils estiment nécessaires
- des entrepreneurs voulant contribuer à l’intégration par l’économique de populations en difficulté
- des consommateurs qui s’organisent pour vérifier la qualité des produits qu’ils achètent
- des épargnants utilisant différemment leur argent...
Cette diversité des démarches explique que les actions dans une perspective d’économie solidaire ne se laissent pas enfermer dans un statut juridique. Par contre leur actualité se révèle des différents contextes au Nord (recomposition et renouvellement associatifs dans l’ensemble de l’Europe, nouvelles coopératives de solidarité sociale en Italie et en Suède, développement économique solidaire dans les pays anglo-saxons, groupes d’auto-assistance en Allemagne), et au Sud (structuration d’un mouvement parti de l’économie souterraine de survie pour aboutir à des organisations économiques génératrices de statuts et revenus stables que ce soit en Afrique, en Asie ou en Amérique Latine).
Des actions nouvelles qui sortent de la marginalité car elles se retrouvent autour de caractéristiques communes
Toutes ces pratiques, malgré la diversité des situations, se retrouvent autour de caractéristiques communes : elles mettent l’entraide mutuelle et la réciprocité au coeur de l’action économique : des personnes s’associent librement pour mener en commun des actions qui contribuent à la création d’activités économiques et d’emplois tout en renforçant la cohésion sociale par de nouveaux rapports sociaux de solidarité.
La volonté individuelle et collective d’entreprendre dont font preuve les acteurs qui s’y impliquent ne peut pas s’expliquer par le seul intérêt matériel. Le risque pris par les entrepreneurs s’explique par l’existence d’un projet partagé visant à démocratiser l’économie.
Ces expériences s’organisent dans une dynamique citoyenne en favorisant la mise en place d’espaces publics de proximité", c’est-à-dire des lieux permettant aux personnes de prendre la parole, de débattre, de décider, d’élaborer et de mettre en oeuvre des projets économiques adaptés aux contextes dans lesquels ils émergent. En cela, elles trouvent un large écho auprès de réseaux de la société civile qui, par leur engagement, contribuent aussi, tant à la production de biens et de services qu’à l’approfondissement de la démocratie.
L’économie solidaire : une recomposition des rapports entre économique et social
Economie de marché : mythes et réalités
L’économie de marché a partie liée avec l’émancipation individuelle et l’amélioration du niveau de vie mais aussi avec les inégalités, le chômage ou l’exclusion. Reconnaître cette ambivalence, c’est éviter de mythifier autant que de diaboliser l’économie de marché. C’est en fait admettre que la réalité de l’économie contemporaine est beaucoup plus complexe que ne voudraient nous le laisser croire les idéologues de la "société de marché".
Par exemple les tenants du "tout marché" critiquent les dépenses de l’État mais ils occultent que l’économie de marché bénéficie aussi de nombreux investissements et subsides publics. Pourtant il a été amplement démontré qu’en Europe l’agriculture productiviste est la plus subventionnée, que les entreprises à forte valeur ajoutée pèsent aussi sur la collectivité à travers les aides et les commandes publiques ou les prêts préférentiels, tout comme les grands secteurs industriels et technologiques (aéronautique, automobile, sidérurgie, travaux publics, communications, distribution d’eau, collecte et recyclage des déchets).
De plus l’économie marchande ne pourrait pas fonctionner si elle ne bénéficiait pas des apports de l’économie non marchande (qui exerce une fonction de redistribution à travers les services publics) et de l’économie non monétaire (qui se manifeste dans de multiples formes d’économie familiale, entraide, bénévolat_). L’économie non marchande fournit des débouchés aux entreprises du marché en ouvrant des possibilités de consommation à des personnes qui, sinon, n’auraient pas de revenus suffisants pour y accéder. Quant à l’économie non monétaire, elle contribue à un véritable apprentissage de la vie en société. Grâce à celui-ci, les entreprises héritent, quand elles recrutent leurs salariés, d’un capital social qui leur est précieux émanant en premier lieu du travail domestique "invisible" majoritairement accompli par les femmes.
L’économie solidaire plaide pour une économie plurielle
La réflexion sur les rapports entre économie et société suppose donc de s’inscrire dans une perspective plus réaliste ; celle d’une économie avec marché, autrement dit, une économie plurielle dont le marché constitue l’une des composantes qui, tout en étant majeure, n’est en rien unique.
L’économie réelle est composée de trois pôles :
- L’économie marchande peut être source d’efficacité, mais à l’inverse, elle peut engendrer de graves inégalités et exclusions comme le montre la situation actuelle.
- L’économie non marchande peut garantir davantage d’égalité, par exemple dans l’accès au service public, mais elle peut être source de bureaucratie, de lourdeur administrative.
- Les solidarités de proximité très précieuses qui sont à la source de l’économie non monétaire peuvent aussi être pesantes et entrer en contradiction avec le désir d’émancipation individuelle.
Aucune économie n’est idéale, chacune possède des avantages et des inconvénients. Il ne s’agit donc pas de "choisir" l’un des pôles, mais de rechercher, puisqu’il est clair que nous sommes en crise, un nouvel équilibre.
C’est ce que voudrait promouvoir l’économie solidaire fondée sur une combinaison entre les trois pôles. Les activités économiques créées se consolident si elles parviennent à articuler les différents registres de l’économie de façon appropriée aux projets pour arriver à une combinaison équilibrée entre différentes ressources (ressources marchandes obtenues par le produit des ventes, ressources non marchandes émanant de la redistribution, ressources non monétaires issues de contributions volontaires).
C’est en jouant de ces complémentarités entre ressources qu’il devient possible de créer des activités de droit commun et des emplois durables et professionnalisés. Ce qui est déterminant parce que la crédibilité de l’économie solidaire suppose de sortir de la gestion de la pénurie et de l’enfermement dans les "petits boulots". Pour cela il convient, par exemple de trouver un statut et un revenu pour les porteurs de projet. Car aujourd’hui le porteur de projet, plus tout à fait chômeur et pas encore rémunéré par son activité, n’a droit à rien. Cela explique une forte proportion d’abandon des projets mais aussi d’activité non déclarée. L’enjeu est bien, en résolvant de tels problèmes, de consolider des structures dans lesquels l’action des professionnels et des volontaires, loin de se concurrencer, puisse s’enrichir mutuellement.
Réconcilier économique et social
En réalisant cette "hybridation" des trois économies, marchande, non marchande et non monétaire à partir de dynamiques de projet l’économie solidaire dépasse aussi la conception d’une économie séparée du social et propose en fait une recomposition des rapports entre économique et social.
La dimension de "mixité" est une des caractéristiques essentielles de l’économie solidaire. Dans une société qui souffre de trop de cloisonnements, elle promeut des articulations entre acteurs et entre financements publics et privés. Pour ce faire, elle part de la proximité considérée un gage de meilleure réponse à la demande sociale et une garantie pour la professionnalisation des personnes qui y travaillent.
Sur le plan social, ces réalisations activent des réseaux sociaux d’autant plus importants qu’ils s’inscrivent dans un monde où se multiplient les phénomènes d’isolement, d’anomie, de retrait ou de repli identitaire. En cela, elles se distinguent aussi d’un modèle communautaire fondé sur la tutelle des traditions et des coutumes tout comme des solidarités imposées et contraintes. Au contraire, elles relèvent d’une solidarité engagée et choisie librement où les rapports personnels vont de pair avec l’égalité des participants dans l’action collective.
3. L’économie solidaire : un projet de société
Réconcilier initiative et solidarité
En somme, l’économie solidaire ne saurait en aucun cas constituer une "économie-balai" qui ramasserait les laissés-pour-compte de la compétitivité. Elle manifeste au contraire la volonté de réconcilier initiative et solidarité, alors que ces deux valeurs ont été trop souvent séparées : à l’économique, l’entreprise et au social, le partage. L’économie solidaire ne saurait non plus se confondre avec d’autres formes d’économie dans une espèce de secteur fourre-tout qui légitimerait l’éclatement de la condition salariale : que ce soit avec l’économie caritative qui présente le risque de substituer la sollicitude et la bienveillance au droit, nous ramenant plus d’un siècle en arrière quand la philanthropie voulait soulager la misère en moralisant les pauvres ; ou encore avec l’économie informelle qui ne permet guère que la survie des plus défavorisés sans leur permettre de reprendre pied dans la vie de la cité.
La perspective d’économie solidaire renoue donc avec l’origine de l’économie sociale mais elle se doit aussi de tenir compte des enseignements fournis par l’histoire de cette économie sociale. Avec le temps dans l’économie sociale, le rôle économique des organisations s’est renforcé aux dépens de la dimension politique. La démocratisation des rapports sociaux a été envisagée uniquement à l’intérieur des organisations et en termes de propriété collective. Or les expériences ne peuvent se développer qui si les cadres institutionnels leur sont favorables et la propriété des moyens de production, si elle est nécessaire, n’est pas suffisante pour assurer la démocratie interne.
Réaffirmer la dimension politique de l’économie solidaire
Ainsi, au moment où la dynamique marchande ne suffit plus à fournir du travail pour tous, l’économie solidaire ne peut rendre la sphère économique plus accessible et la "réencastrer" dans la vie sociale que si elle réaffirme la dimension politique de son action.
Le devenir de l’économie solidaire est dépendant de la capacité de ses acteurs à renforcer leur autonomie. Il est aussi lié à leur capacité de renforcer, dans la durée, des relations basées sur la liberté et l’égalité des membres du groupe. Il est conditionné par la recherche de l’expression et la participation de chacun quel que soit son statut (salarié, bénévole, usager_). En outre, cette volonté de donner la parole aux premiers concernés, pour s’attaquer concrètement à des problèmes vécus, ne s’oppose pas à la citoyenneté de délégation et de représentation mais au contraire la renforce.
On touche là l’autre face de la dimension politique de l’économie solidaire qui tient à sa reconnaissance par les pouvoirs publics. L’économie solidaire, loin de servir de Cheval de Troie à un éventuel désengagement de l’État, exige au contraire que " l’État assume ses responsabilités sociales et garantisse des droits sociaux universels, pour que la citoyenneté puisse s’exercer réellement. Ceci implique au Nord une ouverture de l’État à la négociation et à la gestion partagée avec les réseaux de la société civile et au Sud la reconstruction d’un État de droit, garant notamment des droits économiques et sociaux " pour reprendre les termes de la déclaration de Lima au terme d’un symposium sur la globalisation de la solidarité réunissant des représentants venus de trente deux nations.
La sortie du face-à-face entre État et Marché suppose la reconnaissance des possibilités de l’économie solidaire en termes de renforcement du tissu social et des liens civiques dans les territoires ce qui pose la question d’une nouvelle représentation citoyenne montrer comment elle s’alimente d’une pratique.